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Jeanne Aldor (le podcast)

    • Personal Journals

Il y a, dans toutes ou presque les églises de France, des statues de plâtre de Jeanne d’Arc. Des reproductions par centaines des quelques dizaines de modèles créés au début du XXème siècle, entre la béatification de 1909 et la canonisation de 1920.

Créées de part et d’autre de la Grande guerre, ce sont des Jeanne martiales et souvent belliqueuses. Et si, église oblige, elles ne versent pas dans l’érotisme qui accompagne souvent la figure de Jeanne, elles jouent assez largement de l’attrait trouble que suscite ce personnage de femme-soldat, femme-enfant, fille-garçon, féminité incarnée dans un corps androgyne qu’entourent mille symboles phalliques, à commencer par sa si longue épée et le nom équivoque de son accusateur, le bien nommé évêque Cauchon.

Dans ce paysage, la Jeanne de Charles Péguy, la première Jeanne, celle de 1897, tranche par ses doutes, ses hésitations, son souhait de mettre fin à la guerre, et son désespoir de n’y arriver pas.

Cette Jeanne-là – que représente bien la statue qu’on trouve dans la cathédrale de Strasbourg – n’a rien de martial, rien d’assuré, rien de puissant, si ce n’est en tant qu’instrument divin. Elle est une révolte éperdue contre l’injustice du monde, sa violence, sa souffrance, son irrédemption qui demeure quinze siècles après la Crucifixion. Face à l’acceptation disciplinée et ecclésiale du Mal que représente Madame Gervaise, face à la sagesse, à la générosité, à la simplicité humaines que symbolise le personnage de Hauviette, Jeanne est une Antigone qui ne se plie à aucune règle, qui n’accepte aucune attente, l’incarnation d’une autre sagesse, d’une autre générosité, d’une autre simplicité, héritées de l’appel divin.

Jeanne n’accepte pas. Elle n’accepte pas que le salut soit incomplet, que la prière soit vaine, que le mal règne et prospère :

Vous avez pour le mieux fait la souffrance infâme,

Éternelle à manger les douloureux damnés,

Et fait la vie humaine et la vie éternelle,

Et fait la mort humaine et la mort éternelle,

Et vous avez raison dans la vie et la mort,

Sur la terre à jamais et dans l’éternité.

Pourtant, mon Dieu, quand je pense qu’il y a des âmes qui se damnent ; quand je pense qu’il y avait des âmes qui n’étaient pas encore damnées au moment où j’ai commencé à vous dire cette prière et qui sont damnées à présent pour la mort éternelle ; quand je pense qu’à présent que je vous parle toutes mes paroles vous trouvent occupé à damner des âmes, pardonnez-moi, mon Dieu, si je dis un blasphème ; quand je pense à cela, je ne peux plus prier. Les paroles de ma prière me paraissent ensanglantées du sang maudit, et mon âme s’affole à penser aux damnés ; à penser aux damnés mon âme se révolte.

Forte de cette seule colère, de cette seule passion, de cette seule foi, Jeanne va réaliser l’impossible et l’impensable : celle qui gardait les moutons va rejoindre le dauphin, devenir capitaine, faire sacrer le roi de France, reprendre le combat, insuffler l’espoir, tirant sa force immense de son immense faiblesse.

Mais arrivée au bout du chemin et à l’heure de mourir, elle est saisie d’un vertige et d’un doute : elle qui voulait tuer la guerre l&...

Il y a, dans toutes ou presque les églises de France, des statues de plâtre de Jeanne d’Arc. Des reproductions par centaines des quelques dizaines de modèles créés au début du XXème siècle, entre la béatification de 1909 et la canonisation de 1920.

Créées de part et d’autre de la Grande guerre, ce sont des Jeanne martiales et souvent belliqueuses. Et si, église oblige, elles ne versent pas dans l’érotisme qui accompagne souvent la figure de Jeanne, elles jouent assez largement de l’attrait trouble que suscite ce personnage de femme-soldat, femme-enfant, fille-garçon, féminité incarnée dans un corps androgyne qu’entourent mille symboles phalliques, à commencer par sa si longue épée et le nom équivoque de son accusateur, le bien nommé évêque Cauchon.

Dans ce paysage, la Jeanne de Charles Péguy, la première Jeanne, celle de 1897, tranche par ses doutes, ses hésitations, son souhait de mettre fin à la guerre, et son désespoir de n’y arriver pas.

Cette Jeanne-là – que représente bien la statue qu’on trouve dans la cathédrale de Strasbourg – n’a rien de martial, rien d’assuré, rien de puissant, si ce n’est en tant qu’instrument divin. Elle est une révolte éperdue contre l’injustice du monde, sa violence, sa souffrance, son irrédemption qui demeure quinze siècles après la Crucifixion. Face à l’acceptation disciplinée et ecclésiale du Mal que représente Madame Gervaise, face à la sagesse, à la générosité, à la simplicité humaines que symbolise le personnage de Hauviette, Jeanne est une Antigone qui ne se plie à aucune règle, qui n’accepte aucune attente, l’incarnation d’une autre sagesse, d’une autre générosité, d’une autre simplicité, héritées de l’appel divin.

Jeanne n’accepte pas. Elle n’accepte pas que le salut soit incomplet, que la prière soit vaine, que le mal règne et prospère :

Vous avez pour le mieux fait la souffrance infâme,

Éternelle à manger les douloureux damnés,

Et fait la vie humaine et la vie éternelle,

Et fait la mort humaine et la mort éternelle,

Et vous avez raison dans la vie et la mort,

Sur la terre à jamais et dans l’éternité.

Pourtant, mon Dieu, quand je pense qu’il y a des âmes qui se damnent ; quand je pense qu’il y avait des âmes qui n’étaient pas encore damnées au moment où j’ai commencé à vous dire cette prière et qui sont damnées à présent pour la mort éternelle ; quand je pense qu’à présent que je vous parle toutes mes paroles vous trouvent occupé à damner des âmes, pardonnez-moi, mon Dieu, si je dis un blasphème ; quand je pense à cela, je ne peux plus prier. Les paroles de ma prière me paraissent ensanglantées du sang maudit, et mon âme s’affole à penser aux damnés ; à penser aux damnés mon âme se révolte.

Forte de cette seule colère, de cette seule passion, de cette seule foi, Jeanne va réaliser l’impossible et l’impensable : celle qui gardait les moutons va rejoindre le dauphin, devenir capitaine, faire sacrer le roi de France, reprendre le combat, insuffler l’espoir, tirant sa force immense de son immense faiblesse.

Mais arrivée au bout du chemin et à l’heure de mourir, elle est saisie d’un vertige et d’un doute : elle qui voulait tuer la guerre l&...

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