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La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, 9 Contr'un

    • Philosophie

Mais pour revenir à notre propos, que j’avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et sont élevés comme tels. De là en découle une autre : c’est que sous les tyrans les gens deviennent facilement lâches et sans caractère. Ce savoir, je suis merveilleusement reconnaissant au grand Hippocrate, le père de la médecine, de l’avoir remarqué dans l’un de ses livres qu’il intitule Des maladies. Cet homme avait un coeur noble, et il le montra bien lorsque le Roi des Perses voulut l’attirer à lui à force d’offres de somptueux cadeaux : il lui répondit franchement qu’il se ferait un cas de conscience de s’occuper à guérir les Barbares qui voulaient tuer les Grecs, et à servir par son art celui qui entreprenait d’asservir son pays. La lettre qu’il lui envoya se trouve encore aujourd’hui parmi ses autres oeuvres et témoignera toujours de son courage et de sa noblesse.







Il est certain qu’avec la liberté se perd tout d’un coup la vaillance. Les gens soumis n’ont pas de joie ni d’âpreté au combat. Ils vont au danger comme ligotés et engourdis, comme pour s’en acquitter d’une certaine manière. Ils ne sentent pas bouillir dans leur coeur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril, et donne envie de s’acheter, par une belle mort au milieu de ses compagnons, l’honneur et la gloire. Chez les hommes libres en revanche, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun et chacun pour soi. Ils savent qu’ils auront part égale au mal de la défaite comme au bien de la victoire. Mais les gens soumis, outre ce courage guerrier, perdent aussi en toutes choses une vivacité essentielle. Ils ont le coeur bas et mou et sont incapables de grandes choses. Les tyrans le savent bien, et ils apportent toute leur aide pour mieux les avachir encore.







Xénophon, un des plus sérieux et des plus estimés historien grec a fait un livre dans lequel il fait dialoguer Simonide avec Hieron, tyran de Syracuse, sur les misères des tyrans : ce livre est plein de leçons, bonnes et graves, qui ont aussi, à mon avis, une grâce infinie. Plût à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l’eussent mis devant leurs yeux pour s’en servir de miroir. Je ne peux pas croire qu’ils n’eussent pas reconnu leurs verrues, et eu quelque honte de leurs taches. Ce traité parle de la peine qu’éprouvent les tyrans, contraints, faisant du mal à tous, de craindre tout le monde. Il dit, entre autres choses, que les mauvais rois se servent de mercenaires étrangers à la guerre, n’osant faire confiance à leurs sujets, à qui ils ont fait tort. (En France même, plus encore autrefois qu’aujourd’hui, quelques bons rois ont eu à leur solde des troupes étrangères mais c’était pour épargner leurs propres sujets, ne regardant pas à la dépense pour épargner les hommes. C’était aussi je crois ce que disait le grand Scipion l’Africain qui affirmait qu’il aimait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis.) Mais ce qui est certain, c’est qu’un tyran ne pense jamais que sa puissance lui est assurée s’il n’est pas parvenu à ce point de n’avoir à ses ordres que des hommes sans valeur. On pourrait lui adresser à juste titre ce que, d’après Terence, Thrason avait dit au maitre des éléphants :- Vous êtes donc si braveQue vous avez charge des bêtes ?Cette ruse des tyrans pour abrutir leurs sujets ne peut pas se montrer plus clairement que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardes, la capitale de la Lydie, et qu’il eut pris pour captif et amené devant lui Crésus, leur Roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les Sardains s’étaient révoltés. Il les réduisit bientôt à l’obéissance. Mais ne voulant pas mettre à sac une ville si belle, ni être toujours en peine de mobiliser une armée

Mais pour revenir à notre propos, que j’avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et sont élevés comme tels. De là en découle une autre : c’est que sous les tyrans les gens deviennent facilement lâches et sans caractère. Ce savoir, je suis merveilleusement reconnaissant au grand Hippocrate, le père de la médecine, de l’avoir remarqué dans l’un de ses livres qu’il intitule Des maladies. Cet homme avait un coeur noble, et il le montra bien lorsque le Roi des Perses voulut l’attirer à lui à force d’offres de somptueux cadeaux : il lui répondit franchement qu’il se ferait un cas de conscience de s’occuper à guérir les Barbares qui voulaient tuer les Grecs, et à servir par son art celui qui entreprenait d’asservir son pays. La lettre qu’il lui envoya se trouve encore aujourd’hui parmi ses autres oeuvres et témoignera toujours de son courage et de sa noblesse.







Il est certain qu’avec la liberté se perd tout d’un coup la vaillance. Les gens soumis n’ont pas de joie ni d’âpreté au combat. Ils vont au danger comme ligotés et engourdis, comme pour s’en acquitter d’une certaine manière. Ils ne sentent pas bouillir dans leur coeur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril, et donne envie de s’acheter, par une belle mort au milieu de ses compagnons, l’honneur et la gloire. Chez les hommes libres en revanche, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun et chacun pour soi. Ils savent qu’ils auront part égale au mal de la défaite comme au bien de la victoire. Mais les gens soumis, outre ce courage guerrier, perdent aussi en toutes choses une vivacité essentielle. Ils ont le coeur bas et mou et sont incapables de grandes choses. Les tyrans le savent bien, et ils apportent toute leur aide pour mieux les avachir encore.







Xénophon, un des plus sérieux et des plus estimés historien grec a fait un livre dans lequel il fait dialoguer Simonide avec Hieron, tyran de Syracuse, sur les misères des tyrans : ce livre est plein de leçons, bonnes et graves, qui ont aussi, à mon avis, une grâce infinie. Plût à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l’eussent mis devant leurs yeux pour s’en servir de miroir. Je ne peux pas croire qu’ils n’eussent pas reconnu leurs verrues, et eu quelque honte de leurs taches. Ce traité parle de la peine qu’éprouvent les tyrans, contraints, faisant du mal à tous, de craindre tout le monde. Il dit, entre autres choses, que les mauvais rois se servent de mercenaires étrangers à la guerre, n’osant faire confiance à leurs sujets, à qui ils ont fait tort. (En France même, plus encore autrefois qu’aujourd’hui, quelques bons rois ont eu à leur solde des troupes étrangères mais c’était pour épargner leurs propres sujets, ne regardant pas à la dépense pour épargner les hommes. C’était aussi je crois ce que disait le grand Scipion l’Africain qui affirmait qu’il aimait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis.) Mais ce qui est certain, c’est qu’un tyran ne pense jamais que sa puissance lui est assurée s’il n’est pas parvenu à ce point de n’avoir à ses ordres que des hommes sans valeur. On pourrait lui adresser à juste titre ce que, d’après Terence, Thrason avait dit au maitre des éléphants :- Vous êtes donc si braveQue vous avez charge des bêtes ?Cette ruse des tyrans pour abrutir leurs sujets ne peut pas se montrer plus clairement que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardes, la capitale de la Lydie, et qu’il eut pris pour captif et amené devant lui Crésus, leur Roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les Sardains s’étaient révoltés. Il les réduisit bientôt à l’obéissance. Mais ne voulant pas mettre à sac une ville si belle, ni être toujours en peine de mobiliser une armée

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