L'Instant Philo

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L'Instant Philo

"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

  1. MAY 25

    L'Instant Philo - Faut-il séparer l'artiste de la personne privée ?

    L'Instant Philo - Faut il séparer l'artiste de la personne privée ?  Faut-il séparer l’artiste de la personne privée ? Par Maïa Marry Illustration : Le laissez-passer de Louis Ferdinand Céline pendant la période d'occupation   I/ Pourquoi il faudrait séparer l’Homme de l’artiste. Pour parler d’art, on peut prendre trois points de vue qui peuvent d’ailleurs se rejoindre en mettant l’accent soit sur l’artiste, soit en se focalisant sur l’œuvre elle-même, soit encore en analysant la réception qui en est faite par le public. Ainsi, peut-on estimer que les œuvres des artistes n’existent qu’à travers les Hommes qui les contemplent. Une fois l’œuvre créée, elle ne dépend plus de l’artiste. Il est essentiel de différencier l’artiste de son œuvre : cette dernière, offerte aux jugements et appréciations des Hommes, suit un chemin que l’artiste n’avait pas nécessairement prévu. Condamner un artiste pour des actes répréhensibles qu’il aurait commis ne devrait donc pas affecter la diffusion de ses œuvres car celles-ci existent indépendamment de lui. Considérer que l’Homme et l’artiste ne font qu’un, ce serait dire que toute œuvre n’est que le reflet de l’artiste et que la fiction n’existe pas. Avant l’œuvre avait une existence qui valait pour elle-même : bien des œuvres du moyen-âge par exemple ne sont pas signées dont on ne connaîtra jamais les créateurs. Cette position a basculé avec la mise en valeur du statut de l’artiste et l’idée qu’il est intimement lié à l’œuvre. D’un point de vue juridique, on dissocie les actes des œuvres. Pour Gabriel Matzneff, on lui reproche des actes et une œuvre artistique qui fait l’apologie du viol mais les deux ne sont pas jugés ensemble. On ne mélange pas ces deux aspects. Séparer les deux permet de blanchir la dimension polémique des actions. Certaines fois cependant, l’œuvre est utilisée comme un bouclier, comme le dernier film de Polanski « J’accuse », une unification est créée pour protéger. Si on séparait vraiment l’artiste de l’homme, on pourrait mettre Polanski en prison et regarder ses films. Il est des fois très important de séparer l’Homme de l’artiste car par exemple, Nabokov a écrit un livre sur la pédophilie mais n’est pas du tout pédophile. Ici faire la différence est primordial. L’art n’est certes pas une zone de non-droit – comme le montrent les pamphlets antisémites rédigés par Céline Bagatelles pour un massacre (1937), L’école des cadavres ( 1938), Les beaux draps (1941) qui ont été des éléments à charge dans le procès qui lui a été fait à la libération mais les artistes bénéficient de la jurisprudence de la Cour Européenne de justice qui considère que la liberté de création artistique est fondamentale dans notre société démocratique et qu’il est possible de véhiculer des œuvres qui choquent. L’art provoque et flirte avec les limites pour faire réfléchir. Orelsan a dit dans une chanson « Je vais te Marie Trintigner » en faisait référence à l’actrice morte sous les coups de Bertrand Cantat. Orelsan a été jugé pour ces paroles mais la juge de Versailles a affirmé que le rap est un genre dans l’outrance verbale et que ces paroles sont  non condamnables aussi parce qu’elles sont prononcées par un personnage fictif inventé par l’artiste. Il y a des œuvres plus ambiguës comme certaines œuvres de Houellebecq où il n’y a pas beaucoup d’antithèses aux propos racistes et sexistes émis par les personnages. Mais il reste important de distinguer la représentation, la fiction et l’apologie. Dans la préface du Portrait de Dorian Gray, Oscar Wilde explique que la morale ordinaire est autre que celle des personnages de fiction. Si celle des Hommes est faite de vice et de vertus, celle de l’art est faite du bon ou du mauvais usage de ces vices et vertus. On peut apprécier un livre qui parle de sujets immoraux, du moment qu’il est bien écrit. « Il n’existe pas de livre moral ou immoral. Les livres sont bien ou mal écrits. Voilà tout. » C’est tout ce qui compte pour juger l’art. On peut condamner l’artiste comme personne privée sans condamner son œuvre, puisque l’un et l’autre se jugent avec des critères complètement différents. Pour Wilde " Ceux qui trouvent de laides intentions dans de belles choses sont corrompus sans être séduisant. Et c’est une faute ». Il dit aussi « Révéler l’art en cachant l’artiste, tel est le but de l’art ». La confusion entre le comportement de la personne est ce qui est représenté mène à un certain révisionnisme défini comme l’effacement de l’histoire, du passé lorsqu’il ne convient pas aux standards actuels. Ne pas séparer l’Homme de l’artiste rend possible la censure pour des raisons politiques ou morales extérieures qui concernent le contexte de leur réception. La cancel culture, actuellement, mais aussi toutes les autres formes de censures moralistes souvent bien plus puissantes et en tout cas clairement réactionnaires, représentent l’excès ultime de la fusion de l’œuvre et de l’auteur. En ne reconnaissant aucune autonomie de l’art, c’est l’art même qu’elle condamne. Séparer l’Homme de l’artiste c’est protéger la liberté intellectuelle et esthétique de toute incursion d’un pouvoir religieux, politique, communautariste ou social, extérieur au champ culturel.     II/ Dans quelle mesure, il ne faut pas dans certaines conditions séparer la personne privée de l’artiste.   Néanmoins, tout artiste est d’abord un Homme, un être humain qui peut même utiliser son humanité pour créer une œuvre. Un artiste condamné peut-il poursuivre sa création ? Tom Meighan, condamné pour violences conjugales, a été expulsé du groupe de pop rock britannique, ‘Kazabian’. Il devait quitter le groupe car « la violence domestique et l’abus en tout genre est totalement inacceptables ». S’il convient de distinguer l’œuvre de son auteur, la création, notamment quand elle implique une mise en scène valorisante de l’artiste lors de concert et une idolâtrie spécifique à la pop music, ne doit pas servir de justificatif à n’importe quel comportement ou pratique, ni de modèle pour les fans. Le rock aime choquer et remettre en question mais l’art assurant la promotion d’une personne criminelle et d’actes répréhensibles, se voit souillé et dévié de son but initial. Cela devient problématique, voire criminel. Par exemple, Bertrand Cantat a fait la couverture des Inrockuptibles, ce qui le met à l’honneur et cela veut dire que d’une certaine manière, nous acceptons son comportement. Alors il n’y a donc pas d’artiste à défendre, sous le prétexte qu’il aurait accompli sa peine – bien faible par rapport à l’horreur du massacre de sa compagne - mais seulement une personne privée à condamner dans son attitude sans vergogne qui lui fait ne pas hésiter à revenir sur scène. Si on sépare complètement l’Homme de l’artiste, on fait aussi comme si donner le César du meilleur réalisateur à Polanski était d’une grande pertinence au moment du mouvement « Me too ». L’artiste et la personne privée, dans certains cas, ne peuvent pas être dissociés : ils sont devenus les mêmes. Ce que l’on ne peut s’empêcher de voit chez certains créateurs ce sont les crimes et les horreurs qu’ils ont commis. Ainsi chaque prix décerné à un auteur condamné, plaide, qu’on le veuille ou non, pour son innocence, en tout cas pour sa réhabilitation. On peut objecter qu’il existe une prescription ou du pardon … Encore faut-il regretter sincèrement ce que l’on a fait. Chez l’écrivain Gabriel Matzneff, il est impossible de dissocier l’artiste du criminel sexuel car il parle de lui dans son œuvre. Dans ‘Journal’, il parle de ses expériences pédophiles mais cela devient une œuvre littéraire. Cette œuvre a été renommée en 2009 ‘Carnets Noirs’ qui est un mélange entre une autobiographie et une fiction, donc une autofiction. Le contenu est porteur de défauts éthiques qui encouragent la pédophilie et qui en font l’apologie. En séparant les deux, on risque de récompenser l’Homme en prétendant ne reconnaître que la valeur de sa production artistique. Lorsqu’on remet un prix à un artiste, on cherche à saluer la qualité de l’œuvre. Mais c’est l’individu privé, qui se cache à peine derrière l’auteur, qui bénéficie de l’exposition médiatique, des hommages. Les artistes sont alors tentés de se protéger derrière leur œuvre en l’instrumentalisant, comme Polanski qui se compare à Dreyfus ... Séparer l’homme de l’artiste pour continuer de récompenser l’artiste nous met face au risque de protéger l’Homme de la justice à laquelle chacun doit être soumis de manière égale. Si l’on considère comme Leibniz que l’âme humaine est une monade, c’est-à-dire un élément primordial indivisible, il est métaphysiquement impossible de séparer ce qui, à l’intérieur relève de l’homme et ce qui relève de l’artiste. Donc il ne faut pas et on ne peut pas séparer les deux. Le problème se pose aussi lorsqu’on se pose la question des rétrospectives, qui s’avèrent être une tâche délicate quand on sait qu’elle gratifie l’auteur et le met en lumière. Mais nous arrêter à la seule réputation de l’auteur peut nous couper d’œuvres importantes, comme celle de Céline par exemple, malgré ses pamphlets antisémites. Une chose est le jugement moral, autre chose le jugement esthétique et il est bon dans certains cas de bien les distinguer. On peut aimer l’artiste en ayant en horreur certains aspects de la personne privée qu’il est aussi. Réunir les deux facettes d’une personnalité – l’artiste et l’individu qu’il

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  2. MAR 9

    L'Instant Philo - Une autre image des femmes dans la chanson française

    Une autre image des femmes dans la chanson française Hier, samedi 8 mars, c’était la journée internationale des droits des femmes. Jeudi 20 mars prochain à 18 heures, l’association de la maison de la culture du Havre organise une grande conversation sur les femmes photographes à la bibliothèque Oscar Niemeyer. Pour rester dans cette actualité, faire une émission sur les représentations assez décalées des femmes que l’on trouve dans la chanson populaire m’a paru judicieux. Une autre image des femmes apparaît, en effet, dans toute une partie de ce qu’on appelle la variété, bien loin des clichés habituels qui oscillent entre la femme, objet d’amour et de désir ou la manipulatrice perfide qu’on accable d’insultes. On ne sera pas étonné que ce soient souvent des chanteuses qui proposent une vision critique d’un certain patriarcat et qui nous montrent une image différente, quelque fois subversive, parfois jubilatoire, en tout cas plus libre, de la femme. Clara Luciani en est un bon exemple. -          Chanson de Clara Luciani : « La grenade »  https://www.youtube.com/watch?v=85m-Qgo9_nE ) Un peu de recul historique montre que les femmes sont présentes depuis bien plus longtemps dans la chanson qu’on ne l’imagine. Mais on a un peu vite oublié ces femmes qui se sont pourtant illustrées au moyen-âge dans cet art populaire. On a tous entendu parler des troubadours mais on redécouvre seulement depuis peu leurs acolytes féminines : les Trobairitz. Ces compositrices et interprètes étaient souvent des femmes nobles et instruites à l’exemple de la comtesse Béatrice de Die, né en 1140 et décédée en 1212, qui vivait en Provence. Ecoutons le poème en langue romane qu’elle a mis en musique dans lequel elle confie mélancoliquement sur ses amours contrariés -          Chanson de Béatrice de Die : « A chantar », interprétée par l’ensemble Obsidienne https://www.youtube.com/watch?v=nT7vTGAYbLw Pourquoi cet oubli d’artistes qui ne sont pas mineures ? Sans doute parce pendant toute une époque, on n’a pas ou plus pris vraiment au sérieux les artistes femmes.  Elles ont été reléguées à une place subalterne d’où elles étaient inaudibles. D’abord, elles ont dû assumer souvent bien seules, l’éducation des enfants et prendre le rôle, plus lourd qu’on l’imagine souvent, de mère. Linda Lemay rappelle toutes les contraintes qui ne laissent guère beaucoup de temps pour se consacrer à autre chose, de ce statut de mère souvent mal reconnu. -          Chanson de Linda Lemay : « Une mère » L’oubli de ce que les femmes ont pu apporter dans l’histoire repose surtout sur une infériorisation méprisante dont Brigitte Fontaine dresse ce constat avec une ironie mordante. -          Chanson de Brigitte Fontaine : « Je suis la femme » (La côtelette)https://www.youtube.com/watch?v=zPycCVFXIsU Brigitte Fontaine passe en revue divers clichés qui font de la femme un objet de décoration ou de consommation sur un ton volontairement sarcastique. Cela ne minimise pas, ni n’exclut d’ailleurs, une manière plus directe de dénoncer la violence contre les femmes. A chacune de mener le combat à sa façon. Dans la chanson « Ma souffrance», la rappeuse Diam’s a opté courageusement, il y a des années déjà, pour la dénonciation des violences conjugales souvent cachées et tues, en en faisant une description aussi réaliste qu’accablante.     https://www.youtube.com/watch?v=_4RitUJgxKE    Dans un autre registre, Anne Sylvestre a su trouver les mots pour exprimer une condition féminine où mépris et violence se conjuguent. La  chanson « Une sorcière comme les autres » fait clairement référence à ces milliers de femmes persécutées et exécutées du XV au XVIIIe siècle en occident, sous prétexte d’actes de sorcellerie, plus sûrement parce qu’elles ne se pliaient pas aux normes sociales.   https://www.youtube.com/watch?v=TQLlIgj_LFQ Dans ce mépris de la femme, il y a aussi évidemment la réduction à des stéréotypes physiques et sexuels que la chanteuse Mathilde dénonce avec colère.   -          Chanson de Mathilde : le corps des femmes https://www.youtube.com/watch?v=Yo0oPggoZRw Au demeurant, ce refus d’être réduit à un modèle de corps adapté aux critères normatifs de la beauté féminine et du regard masculin, ne conduit pas nécessairement au puritanisme dans le monde de la chanson. Et c’est heureux. Patachou, avec la très piquante chanson intitulée : « La chose ou les ratés de la bagatelle »  qui a été censurée en 1959 parce que jugée trop osée, propose une vision féminine et irrésistiblement caustique des performances masculines au lit -          Chanson de Patachou : « La chose ou les ratés de la bagatelle » Bien loin aussi de tout puritanisme, Dalida a pu chanter, bravant les tabous, l’aventure d’une femme mûre avec un partenaire bien plus jeune alors qu’il est plus coutumier de voir l’inverse : un homme plus âgé avec jeune femme. -          Chanson de Dalida : « Il venait d’avoir dix-huit ans » Parallèlement à la revendication d’une plus grande liberté des mœurs, on trouve chez certaines interprètes le souhait de sortir des stéréotypes genrés des comportements amoureux. Diane Tell porte ainsi une revendication d’une plus grande prise d’initiative des femmes dans la relation amoureuse dans une chanson intitulée « Si j’étais un homme » -          Chanson de Diane Tell : https://www.youtube.com/watch?v=3PlTlHjg_P4 D’autres femmes expriment aussi la volonté de rééquilibrer les rapports amoureux et affectifs entre hommes et femmes. En amour, une femme peut ainsi revendiquer d’être aimée comme elle aime. Jean-Paul Sartre estimait que la personne qui aime sans attendre une vraie réciprocité est dans une position d’infériorité – voire de masochisme : pourquoi une femme supporterait-elle cette situation de déséquilibre, source de tourments ? C’est ce que Zaho de Sagazan exprime avec force : -          Chanson de Zaho De Sagazan : « Suffisamment »  Ce petit parcours du côté d’images déconstruites de la femme dans la chanson ne peut s’achever sans rappeler qu’une lutte est toujours à mener. C’est que, de nos jours, les Etats qui ne respectent pas les droits élémentaires des femmes sont malheureusement légion. La condition féminine reste encore, dans bien des situations, terrible et la violence ne cesse pas. Il semble dès lors opportun, pour conclure, d’écouter ou de réécouter « l’hymne des femmes », dans une version chantée par Mathilde.    https://www.youtube.com/watch?v=wLQsOqLxLcs

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  3. JAN 12

    L'Instant Philo - Ivresse et Sobriété

    Sobriété et ivresse L’instant philo du dimanche 12.01.25 par Marie-Charlotte Tessier Quelques définitions Du latin sobrius, la sobriété s'oppose d’abord à l'ébriété qui désigne l'état de celui qui a bu trop d'alcool, qui littéralement a abusé du breuvage, qui en est rassasié, saturé, bourré. Par extension la sobriété s'applique à d'autres domaines que la boisson pour désigner le refus de l'excès, la modération, l'équilibre. En esthétique, la sobriété est l'autre nom du classicisme, une valeur sûre à l'abri des extravagances des modes passagères. On louera par exemple la sobriété d'un discours ou d'une architecture qui privilégie la clarté des lignes et la simplicité de la composition aux ornements superflus, effets de style et autres manières. Un discours sobre se tient à bonne distance de son sujet et de son destinataire. Il ne cherche ni faire à la démonstration de son érudition, ni à être exhaustif. Il s’en tient à ce que peut être entendu, en suivant son fil avec intelligence sans s’égarer en route en digressions inutiles. A l’inverse, un discours auquel on reproche d’être amphigourique rappelle celui d'un homme pris de boisson : confus, embrouillé, obscur, alambiqué. Dans un autre contexte, celui de l’économie et de l’écologie, le sobriété désigne un style de vie, une ligne de conduite. Elle est pour certains la voie à suivre pour assurer la santé de nos sociétés si l’on veut s’éviter une abstinence brutale, forcée et injuste. Le manuel Ecologies. Le vivant et le social1 dresse un état des lieux des travaux en sciences sociales qui ont pris actedes multiples crises écologiques. Barbara Nicoloso de l’association Virage Energie parle « d’état d’ébriété énergétique permanent »2 pour décrire l’économie des sociétés occidentales depuis la fin du XIXe siècle. « Elles ont besoin de leurs doses journalières de pétrole, de gaz, de charbon, d’uranium, de sable, de lithium... » Charge à nous de les désintoxiquer en interrogeant collectivement et non seulement individuellement les besoins humains que nous estimons nécessaires de satisfaire en tenant compte à la fois des limites des ressources, de celles du vivant mais aussi des inégalités sociales qui sont en jeu puisque le niveau de consommation de ressources naturelles d’un individu est généralement corrélé à son niveau de revenus.3 Liberté, égalité, sobriété : cette dernière n’impose pas nécessairement de renoncer à la prospérité mais de réviser nos indicateurs d’évaluation des richesses et de rééquilibrer l’accès aux ressources en réduisant les consommations excessives de quelques-uns au profit d’une répartition plus juste entre tous. Ivresse et excès Envisageons maintenant la sobriété en son sens premier. A distinguer de l’abstinence, renoncement total à la consommation, la sobriété se garde des excès sans s’interdire de goûter à la boisson, avec modération, sans en abuser. L’étymologie est d’ailleurs sujette à discussion, le préfixe « se » pouvant être rattaché au datif du pronom personnel « se , sibi » insistant davantage sur l’idée de maîtrise de soi plutôt que sur celle de privation. La sobriété opère alors comme catégorie d’un discours moral ou bien médical à l’instar du régime, de la diététique ou du jeûn. Du point de vue moral, l’ébriété fait l’objet d’une condamnation quasi-unanime. En France, l’ivresse est interdite sur la voie publique. Cet état d'excitation plus ou mois euphorique s’accompagne de troubles de plusieurs fonctions, principalement la vue, l’équilibre, l’élocution et la mémoire. Dans l’imaginaire commun, l’ivresse s’incarne dans une silhouette titubante, au bord du déséquilibre, le doigt en l’air, adressant à qui saura les entendre des propos décousus. Certains ont le vin mauvais et peuvent se montrer agressifs. Sans en arriver là, cette perte de contrôle entraîne bien souvent une mise en danger dont l’issue peut malheureusement être funeste. Spectaculaires, les effets de l’alcool sur les corps en font un excellentsujet pour lapeinture. Au XVIIe siècle, dans une veine moraliste, le flamandJacob Jordaens les dépeind avec force détails dans la série « Le roi boit », exclamation qui consacrait le roi des haricots qui était tombé sur la fève lors de la fête de l’épiphanie. Dans la version conservée à Vienne, toute une galerie de personnages aux trognes déforméespar la boisson s’agitent bruyamment. Les yeux se ferment sous la pression de l’ouverture des gosiers. Au premier plan, un chien convoite le verre dont s’est saisie une enfant. Derrière elle, un des convives vide son estomac et menace de gâter le panier de provisions. Au centre de ce spectacle de débauche, de ces corps organisés autour d’orifices béants, suintants et éructants, une jeune femme dans une tenue claire et immaculée se tient assise dans une sobriété aussi miraculeuse que dissonnante. Au milieu de cette troupe d’excentriques, elle est étonnament concentrée, esquissant un très léger sourire. La morale de cette scène revient-elle à faire de la naïveté la vertu de la femme ? On peut en douter tant la rigidité de sa pose manque de naturel comme si la sobriété avait quelque chose d’artificiel, d’inédaquat, d’intenable. Une sobriété défaillante Je voudrais m’arrêter sur cette idée de sobriété incorrecte que Grégory Bateson (1904-1980) prit pour point de départ d’une théorie originale de l’alcoolisme. Penseur au parcours éclectique, qui fit œuvre d’anthropologue aux côtés de sa première épouse Margaret Mead avant de se tourner vers la cybernétique, il est principalement connu pour le concept de « double contrainte », employé notamment dans les thérapiesfamiliales. Ce concept a été élaboré dans les années 1950 dans le cadre d’un travail sur la schizophrénieau seindu Veterans Administration Hospital de Palo Alto. Dans un article de 1968, intitulé La cybernétique du « soi » : une théorie de l’alcoolisme4,Bateson se penche sur le succès de la cure inventée par l’association « Alcooliques anonymes », qui aurait apporté à ses patients l’aide que lui-même de son aveu n’avait su leur offrir. Cette association avait été crééetrente ans auparavant par deux amisqui désespéraient de se maintenir dans la voie de la sobriété et ouvrirent la voie à d’autres en s’inspirant de la démarche évangélique du relèvement spirituel, faisant de l’entraide et de la fraternité un des ressorts essentiels de la cure. Bateson rapporte les deux premières étapes de ce qui s’apparente à une véritable conversion spirituelle : «1. Nous reconnaissons que nous sommes sans défense devant l’alcool et que nous ne pouvons plus gouverner nos vies. 2. Nous croyons que seul un Pouvoir plus grand que le nôtre peut nous rendre la santé. » Au-delà de son intérêt clinique, c’est l’épistémologie sous-jacente de cette cure qui intéresse Bateson qui y reconnaît les prémisses de l’approche systémique qu’il est en train de bâtir. Selon cette théorie de l’esprit, les comportements des individus ne sont pas compréhensibles en eux-mêmes mais seulement comme partie de systèmes d’interaction plus vastes au sein desquels il faut les replacer.Prenons le temps d’exposer un exemple simple pour nous en faire une idée plus claire. Un énoncé comme « je coupe un arbre » est selon l’approche systémique inadéquat. Quiconque a déjà manié la hache ou la scie sait que le geste du bûcheron tient sa fluidité d’un ajustement permanent à la résistance du tronc, à l’entaille qui s’ouvre sous l’effet de l’outil et au rééquilibrage que la progressive chute de l’arbre appelle. Or dans l’énoncé susdit, le sujet « je » masque un système d’interactions « cerveau-bras-cognée-bras-cerveau ». On peut même élargir le système et dire que chaque cognée est dépositaire de toutescelles qui l’ont précédée et qui font l’expérience et le métier de bûcheron qui sait calibrer son geste. Quittons la forêt et revenons maintenant à la question de la sobriété.L’approche systémique, on vient de le voir, entend réviser la conception traditionnelle du sujet comme individu doué d’une volonté autonome et maître de soi. Or,la cure des « Alcooliques anonymes »se distinguait à l’époque par sa rupture avec les discours qui en appellent à la force de la volonté pour résister à la tentation. La première étape que l’on peut qualifier de négative consisteà dénoncer l’illusion de maîtrise de soi et à se savoir sans défense devant l’alcool. Bateson entend expliquer pourquoila mythologie du lutte contre la bouteille et sa logiqued’autocontrôle est condamnée à l’échec. Elle ne peut que renforcer la conduite addictive dans la mesure où cette dernière serait une tentative pour corriger une sobriété inadéquate. On peut alors résumer sa thèse à ces deux idées principales : - la première consiste enl’application de l’approche systémique au cas de l’alcoolisme. L’alcoolique n’est pas le malade à traiter, ou encore celui qui aurait un problème avec l’alcool comme si son problème n’était que le sien. L’alcoolisme doit être compris comme une réponse à un contexte pathogène qui induit un comportement addictif, en l’occurence un contexte culturel plus ou moins hérité du dualisme cartésien qui tient la matière et l’esprit pour deux substances distinctes, dissociant ainsi l’âme du corps. A l’âme qui pense et qui veut, le pouvoir d’initiative et l’action. Au corps, le jeu de la mécanique et la passivité. - nous arrivons alors à la deuxième affirmation : à sa manière l’alcoolique est un philosophe. Personnalité plus

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  4. 12/01/2024

    L'Instant Philo - L'invisibilité : menace ou fantasme ?

    L’instant philo.                                                                 Emission du dimanche 1er décembre 2024                                                  L’invisibilité : menace ou fantasme ? Illustration : René Magritte : L'homme invisible I.                    Première approche : l’invisibilité dans la perception 1)      Invisible et imperceptible L’invisibilité est d’abord, tout simplement, celle des réalités qui échappent à notre perception visuelle. On remarque tout de suite que l’invisible se distingue de l’imperceptible. Quand on heurte dans l’obscurité avec violence un obstacle quelconque, on fait l’expérience douloureuse qu’une réalité qui échappe à la vue peut être appréhendée autrement. Souvent les autres sens permettent de percevoir ce que notre regard ne peut saisir. Notre odorat peut identifier une dangereuse fuite d’un gaz invisible. De façon plus poétique, la présence d’un oiseau, pourtant dissimulé dans les feuillages, peut être perçue par son chant. 2)      Un rapport ambivalent à l’invisibilité a)      L’Invisible danger Quand des indices sensoriels indiquent la présence d’un être pourtant invisible, des subjectivités différentes apparaissent. Parfois c’est une vive l’inquiétude : qu’on songe aux terreurs de l’homme préhistorique placé dans l’obscurité de la nuit, entendant d’étranges bruits et clameurs qui peuvent annoncer l’arrivée d’un prédateur. Dans bien des situations, il est vrai, voir ce qui se passe est rassurant : on a le sentiment de mieux maîtriser les choses car la vue est un des cinq sens qui nous fournit le plus d’informations sur ce qui nous entoure. Alors qu’une situation où l’on ne voit pas grand-chose peut être source d’une angoissante incertitude. Lors de la période du COVID 19, la présence possible du virus invisible ne manquait pas d’effrayer. Les films de suspens ou d’horreur savent d’ailleurs jouer avec ce danger d’autant plus menaçant qu’il se cache et qu’on se sait d’où il va surgir. b)      L’invisible poétique Tout à l’inverse, l’invisibilité d’une réalité peut être jugée très positive quand elle invite à une douce rêverie comme le chant du rossignol ou quand elle annonce de bonnes choses, comme la musique qu’on perçoit avant de voir le lieu festif vers lequel on se dirige avec impatience. Dans certaines religions, l’invisible est même un des caractères du sacré et du divin. Ensuite, sans être mystique, l’invisibilité peut être louée car elle nous soustrait au regard des autres et nous entraîne dans une autre dimension du monde où il est possible de réaliser, librement, sans craindre les jugements, nos désirs les plus fous. Pourquoi ces jugements si diamétralement opposées quand on parle de l’invisibilité ? C’est qu’elle constitue l’angle mort de la perception des choses dans lequel on sent, toutefois, que de la vie s’agite et que des histoires et des aventures peuvent se développer. Ce qui est invisible constitue le hors champs de notre existence ordinaire dont on ne peut minimiser ni l’importance, ni l’intérêt. Cela ne peut laisser indifférent. Car l’invisibilité désigne une mystérieuse et autre dimension du monde. Elle ouvre le champ de l’imprévisible et du possible, pour le meilleur comme pour le pire. Faisant sortir de la scène habituelle qui se joue sous les projecteurs qui éclairent le monde visible, elle nous fait découvrir des coulisses où s’agitent bien des passions. II.                  Invisibilité concrète, sociale et intellectuelle 1)      L’invisibilité sociale L’invisible est évidemment ce qui échappe au regard. Mais précision importante : au regard pris en trois sens assez différents. D’abord, comme nous l’avons dit, il s’agit de la perception visuelle. Ensuite du regard social, c’est-à-dire du jugement que toute une collectivité porte sur la réalité et notamment sur ses membres. Dans chaque société, la logique de la notoriété trace une ligne de partage entre des personnes bien en vue et de parfaits anonymes. L’invisibilité constitue également un des attributs des oubliés de la société, de ces personnes, parfois infériorisées, dont le malheur quotidien peut vite disparaitre des radars et du regard médiatiques. Elle devient alors signe d’exclusion et de mépris social. Les intouchables, dans le système des castes en Inde, ont été ainsi très longtemps – et c’est loin d’être fini – marqués par cette invisibilité qui leur bloquait l’accès à des fonctions bien en vue. L’invisible peut être ainsi ce qu’on a décidé d’exclure du champ du social, ce qu’on stigmatise et qu’on ne veut pas voir, toujours pour de bien mauvaises raisons. 1)      L’aveuglement intellectuel L’invisible est enfin ce qui échappe aux yeux de l’esprit. Selon les sociétés et les époques, l’aptitude à saisir le réel peut prendre des configurations différentes. Des habitudes intellectuelles ou des schémas de pensées plus ou moins perspicaces peuvent faire disparaître certains aspects du réel. Des points aveugles et angles morts accompagnent ainsi la représentation du réel quand l’esprit fait preuve d’une certaine cécité du fait d’une grande ignorance ou d’un dogmatisme qui rétrécit notre ouverture sur le monde. L’invisible n’est pas toujours ce qui ne se montre pas, il est parfois ce qu’on n’est pas disposé à voir. 2)      Le lien entre ces trois invisibilités Ces trois sortes d’invisibilité : visuelle, sociale et intellectuelle sont évidemment liées. C’est notre façon de penser et de nommer le réel qui donne à ce dernier, en partie, sa forme. La cécité intellectuelle a tendance à fermer les yeux et à étouffer les discours qui pourraient réactiver notre capacité à percevoir ces choses qui échappent à nos catégories de pensée. « Ni vu, ni connu », précise le dicton. Il peut être inversé : « Ni connu, ni vu ».  Que voit-on vraiment, pour prendre un exemple très concret, quand on se promène dans une forêt dont on ignore le nom des arbres, des animaux et des autres réalités qui s’y trouvent ? Peu de choses finalement. L’ignorance et l’absence de vocabulaire appauvrissent le monde. Bien des réalités restent invisibles à la vue, faute d’être identifiées par les yeux de l’esprit.  2)      L’invisibilité sociale : façon d’échapper aux règles de la société 1)      Orientation de l’étude                                                                                                                            Toutes ces considérations montrent la riche complexité de l’invisibilité. L’importance de cette notion dans la perception et la théorie de la connaissance demanderait, certes, d’autres développements – parfois ardus - comme le montre, à titre d’exemple, les derniers travaux du philosophe Merleau Ponty regroupés sous le titre : Le visible et l’invisible[i]. Je me  contenterai aujourd’hui d’insister sur la dimension sociale de l’invisibilité pour compléter mon propos.     2)      Retour à l’ambivalence de l’invisibilité sociale                                                                                               On l’a souligné, dans une collectivité, être invisible est le signe d’une relégation à une place modeste dans la collectivité, voire d’une exclusion du jeu social. D’une façon apparemment plus positive, l’obscurité de la nuit, qui peut effrayer, peut aussi protéger du regard social, permettre de réaliser sans subir le jugement des autres un certain nombre de fantasmes et cultiver nombre de désirs habituellement mal vus. Serge Gainsbourg, grand noctambule, a bien saisi cet aspect sulfureux de l’invisibilité dans une de ces ultimes compositions.  3)      Le monde de la nuit Le monde de la nuit comme celui de la fête peut-être celui d’une mise à distance des normes sociales. C’est bien souvent le hors champ d’une société qui permet, quand on s’y intéresse, d’avoir une meilleure image de la dite-société avec toutes ses frustrations, ses contradictions ainsi que l’ensemble baroque de ses désirs cachés. Cela peut être toutefois aussi le moment d’une libération des mauvaises passions. Car, à côté des joyeux noctambules, traînent aussi tout un monde interlope où une grande violence, parfois, n’est nullement absente.  Dans sa dimension sociale, on retrouve ainsi cette ambivalence qui est au cœur du domaine de l’invisible. D’un côté, on trouve la stimulation et l’enthousiasme d’une énergie libérée des règles du monde visible et bien établi. De l’autre, quand on est « ni vu, ni connu », on constate qu’on bénéficie alors d’une impunité qui peut encourager le désir de faire le mal. 4)      L’anneau de Gygès Platon dans La République[ii] , l’histoire de l’anneau de Gygès illustre très bien ce versant immoraliste de l’invisibilité. Gygès est un berger. On sait que dans la plupart des récits, un berger incarne une certaine pureté morale. Après un tremblement de terre, Gygès s’aperçoit, en allant faire paître ses bêtes, qu’une caverne s’est ouverte au flanc de la montagne. Curieux, il y entre et y découvre une tombe occupée par le squelette d’un géant. Inspectant la sépulture, il est tout de suite attiré par u

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  5. 10/06/2024

    L'Instant Philo - L’imitation entre copie, identification et création

    « L’instant philo »                                                                                          Emission du 6 octobre 2024                                   L’imitation entre copie, identification et création I.                    Analyse générale A.      L’imitation est trop souvent mal jugée L’imitation n’est pas une capacité jugée habituellement très noble. Des imitateurs comme Laurent Gera ou Nicolas Canteloup peuvent, certes, être populaires mais ils n’occupent pas, comme humoristes, une place centrale dans nos sociétés. La figure du faussaire, cet escroc qui s’enrichit en faisant des plagiats d’œuvres célèbres a même contribué à la mauvaise réputation de l’imitation. D’autant qu’à moindre échelle, l’individu qui mime de façon appuyée le comportement, les opinions et les goûts d’un modèle qu’il idolâtre, est souvent moqué pour son manque de personnalité. Toutefois, en rester à cette approche plutôt dépréciative de l’imitation semble intenable. Depuis Platon et Aristote, la mimésis – terme grec qui correspond à l’imitation - est un sujet de réflexion nourrissant multiples débats. D’abord en art, où la ressemblance et la grande exactitude dans l’imitation ont été des critères souvent discutés dans l’appréciation des œuvres. Mais aussi en pédagogie, en psychologie morale et dans notre conception même du réel. Examiner les multiples facettes de l’imitation et avoir une approche attentive à sa complexité semble donc nécessaire, tant il est vrai que cette capacité que nous avons d’imiter recoupe, des aptitudes et des attitudes très différentes.   B.      Trois figures principales de la mimésis    On peut dégager, en effet, trois figures principales de l’imitation. Imiter, c’est d’abord copier et par conséquent reproduire un modèle avec la perfection duquel on sait ne pas pouvoir rivaliser. L’imitation peut aussi se présenter comme une identification ou une simulation exacte d’une réalité. Dans cette optique, la mimésis désire sortir de son infériorité supposée par rapport au modèle initial et tâche même de l’égaler, voire d’occuper sa place – ce qui n’est pas sans poser problème. Enfin, imiter peut signifier produire une réalité nouvelle. La mimésis n’est plus une reproduction imparfaite, ni une identification problématique mais une production. C’est ainsi qu’Aristote met l’accent sur la mimésis dans la tragédie et l’ensemble des créations littéraires. L’imitation sort alors d’un rapport d’infériorité, d’égalité et même de comparaison avec sa source première d’inspiration. Elle devient le creuset dans lequel se crée du nouveau.   II.                  L’imitation comme copie imparfaite A.      Copie et original Imiter, disions-nous, c’est d’abord copier de façon imparfaite une réalité. Un dicton rappelle qu’on préfère toujours l’original à la copie. Une duplication de fichier ou une photocopie d’un document, même à l’aide un système élaboré, suppose toujours, en effet, une perte de définition. Ce constat a beaucoup contribué à une dépréciation de l’imitation toujours par définition approximative. Ce constat permet aussi de rapprocher l’imitation de l’image – dont on fait souvent l’hypothèse qu’elles ont une étymologie commune visible dans leur préfixe. En effet, l’imitation/copie, comme c’est le cas pour l’image, a un rapport de ressemblance et de dissemblance avec ce qui est représenté. Pourquoi de dissemblance ? L’imitation reste différente de l’imité, sinon on ne pourrait pas les distinguer : ce serait la même chose ou encore un double. L’imitation comme l’image est donc toujours imparfaite par rapport au modèle. On peut considérer comme on le fait souvent que c’est une imperfection car toute réalité se trouve ainsi mal reproduite, voire déformée.   B.      Qualité pédagogique et spirituelle de la copie imparfaite A vrai dire, ce défaut peut se révéler souvent être une qualité. Platon, par exemple, estime que contempler et admirer les beautés terrestres, ces pâles et imparfaites copies de la beauté en soi, peut permettre d’élever son esprit jusqu’à l’idée du beau et suggérer aux humains les qualités éminentes de ce qui est invisible et purement spirituel. La copie imparfaite quand elle renvoie en filigrane au modèle parfait a une valeur pédagogique. C’est pourquoi Platon multiplie les analogies, les métaphores et les mythes dans son œuvre pour parler des réalités supérieures et spirituelles qu’on ne peut décrire qu’avec ce que notre aptitude à imiter nous fournit. Dans un autre registre, un ouvrage de piété L’imitation de Jésus Christ, attribué habituellement à Thomas A. Kempis, eut un grand succès à la toute fin du moyen-âge et à la renaissance en occident et illustre aussi cette idée d’une imitation toujours imparfaite qui permet d’élever spirituellement les hommes. C.      La vérité de la caricature Ce pouvoir révélateur de la copie imparfaite est présent aussi chez les peintres caricaturistes et les humoristes imitateurs. On est étonné du pouvoir que certains ont de mettre en lumière un trait physique et/ou psychologique de la personne imitée ou caricaturée qu’on ne voyait pas nécessairement. Le miroir tendu alors peut être parfois cruel quand elle souligne par exemple les tics de langage ou de comportement d’une célébrité qu’on reconnaît tout de suite. L’imperfection d’un portrait dont les traits sont volontairement grossis révèle ainsi parfois un aspect d’une personnalité dont une certaine vérité est par là même mise à nu. D.      Un exemple musical Il arrive qu’une imitation assez caricaturale puisse se transformer en un hommage plein d’humour. Dans un morceau intitulé « Lady of the road » - clin d’œil à Abbey road rendue célèbre par les Beatles, le groupe King Crimson a imité ainsi avec brio et finalement avec une ironie très respectueuse certaines compositions du fameux quatuor de Liverpool. King Crimson met en avant le lyrisme appuyé de la mélodie, du chant mais aussi des paroles de Paul Mac Cartney, il se moque gentiment de la batterie un peu lourde de Ringo Star et s’amuse à produire un solo de guitare volontairement un peu poussif. Mais le résultat est un morceau original et plein de clins d’œil bienveillants aux Beatles, ce groupe qui a eu une influence énorme sur toute la rock music.  III.                Deux autres conceptions de la mimésis   A.      Imitation et source d’inspiration L’exemple de cet hommage aux Beatles permet de comprendre que l’imitation peut conduire à une certaine identification – tant il est vrai qu’une certaine empathie et compréhension intime de ce qui est imité est souvent nécessaire pour pouvoir se glisser dans une manière d’être et de faire différente de la nôtre. Ce désir d’appropriation de la nature du modèle change le sens et la nature de l’imitation. Le morceau que nous venons d’écouter est une imitation assumée où il s’agit de créer quelque chose de nouveau en revendiquant avec humour l’influence des Beatles. Imiter consiste ici à se réapproprier quelque chose pour en faire œuvre personnelle. Cet aspect de la mimésis est aussi perceptible dans ce qu’on nomme le bio-mimétisme qui désigne l’ensemble des innovations techniques imitant des processus naturels. C’est ainsi que le radar découle de l’observation du mode de repérage et de déplacement des chauves-souris.   B.      Imitation et formation Cette figure de l’imitation est au cœur des apprentissages et de toute formation, que ce soit chez enfant, l’étudiant, l’adulte mais aussi chez l’artiste en herbe. En ce sens, l’imitation ne s’oppose donc pas à l’affirmation de soi. Au contraire : force est de constater que la construction de notre personnalité passe par diverses identifications qui sont autant d’étapes importantes de notre développement. Et on n’est pas influencé de façon passive par ce qui nous entoure comme c’est le cas de Zelig, ce personnage imaginé et interprété par Woody Allen, qui est un vrai caméléon, changeant d’aspect physique et de personnalité en fonction du milieu dans lequel il vit. En réalité, le plus souvent il y a une activité de sélection, même inconsciente, des modèles et des influences en fonction de ce que l’on est et ce que l’on désire. Imiter, consiste alors à mettre ses pas dans les pas des autres pour pouvoir tracer ensuite son propre chemin.   Les peintres de la renaissance passaient ainsi un certain temps à copier les maîtres anciens pour se faire la main. Et les grands artistes savent rendre hommage aux maîtres qui les ont influencés. C’est le cas de Bach avec Jan Dismas Zelenka de Raphaël avec Bronzino ou encore du cinéaste Bruno Dumont avec Bresson et Tarkovski. Il est clair, dès lors, qu’un bon maître ne cherche pas à avoir un disciple docile mais à faire naître un nouveau maître qui peut-être un jour le dépassera ou en tout cas, produira ce que lui, son mentor, n’aurait jamais pu faire. Quand la mimésis contribue à la construction de soi et à la créativité, comme nous venons de le voir, elle n’a plus grand-chose à voir avec ces opportunistes qui retournent leur veste, en imitant de façon servile le modèle qui leur semble profitable à un moment donné. Elle est alors une aptitude tout à fait essentielle et précieuse C.      Imitation et désir d’identification L’imitation peut aussi tendre à une identification presque

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  6. 05/19/2024

    L'Instant Philo - Religion, superstition et spiritualité

    Religion, superstition et spiritualité                                                                                     Emission du dimanche 19 mai 2024 Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev                                                                                                             L’instant philo     Religion, superstition et spiritualité                                     Emission du dimanche 19 mai 2024 Quand on parle de religion, on a tendance à partir de ses propres croyances et pratiques et de les ériger en modèle. Ainsi, définit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothéisme ne constitue qu’une des multiples manifestations du religieux. Le polythéisme, par exemple, n’est pas une croyance tombée en désuétude qui serait typique de l’antiquité grecque et romaine. L’hindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus d’un milliards d’adeptes. Le même préjugé nous laisse déconcertés face aux religions où la notion de divinité est largement absente, à l’instar du bouddhisme ou de l’animisme. La perspective qu’on adopte souvent dans notre appréhension du religieux conduit à repousser les cultes différents du nôtre, soit du côté de la superstition, de l’hérésie ou de la naïveté supposée des anciens ou d’autres peuples, soit – et c’est plus positif - du côté, de la spiritualité comme c’est le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoïsme. Notre jugement est faussé. Ensuite, une fois ce premier obstacle repéré, un autre se présente, peut-être encore plus redoutable. Car il n’est vraiment pas facile de trouver un dénominateur commun à toutes les pratiques religieuses déjà nommées, surtout si on ajoute le totémisme, l’énigmatique religion égyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des Aztèques, le shintoïsme – et la liste n’est pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une définition de la religion qui puisse s’appliquer à toutes ces différentes croyances ? Et si c’est le cas, doit-on les considérer toutes à égalité ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiérarchie entre elles ? I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion A. L’impasse de l’étymologie   Le terme « religion » viendrait  du verbe latin religare qui signifierait d’après Lactance, un théologien chrétien soucieux de prosélytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes à Dieu pour d’autres. Parfois les deux. Toutefois, d’après le Gaffiot, dictionnaire de référence pour le latin, cette étymologie n’est pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere – reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encore– ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente à plusieurs reprises ces deux étymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention à ces considérations. A raison car cette piste semble ne mener que là où on veut aller et elle ne permet pas de dégager une définition satisfaisante et globale du fait religieux.     B. La religion et le sacré    Présenter la religion comme une expérience du sacré à la manière de Mircéa Eliade, est peut-être plus éclairant ? Le sacré, réalité absolue et transcendante, censée être source de tout, est objet d’un respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est à notre modeste mesure et n’exige pas un comportement spécifique. Le sacré, parce qu’il nous échappe par définition et est mystérieux, est une notion problématique. Mircéa Eliade estime en plus que les êtres profanes peuvent être le lieu d’une manifestation du sacré. En  brouillant ainsi la frontière entre sacré et profane, il ne facilite pas la tâche. Si on ajoute à cela que sacrifice signifie « rendre sacré », qu’est jugé ainsi « sacré » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la révolution, la patrie, l’honneur ou encore un idéal, on voit que le sacré, comme le rappelle René Girard[ii], est souvent associé à la violence et n’est pas toujours lié directement au religieux. René Girard distingue d’ailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considérations nous amènent à conclure que le sacré n’est pas un bon critère pour définir la religion en général.                                          II. Une définition descriptive et suffisamment générale ? A.     La formulation   Peut-être qu’une définition descriptive de la religion a plus de chance d’être satisfaisante ? Examinons celle que l’historien Yuval Noah Harari[iii] a proposée dans Sapiens,  un livre qui date d’une dizaine d’années: « la religion – écrit-il -est un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. »       B. Commentaires Surhumain mais pas surnaturel. Précision importante car un ordre surnaturel, souvent associé aux notions de divin ou de sacré est, par définition, inconnaissable. Sans compter qu’on est très embarrassé quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler d’un ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les règles du raisonnement en sciences formelles s’imposent à nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne déduisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systèmes de normes comme les règles du jeu dans le football ou les échecs n’ont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques découlent aussi de décisions humaines. Harari remarque «  comme nous l’ont prouvé les tout derniers siècles, nous n’avons aucun besoin d’invoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laïcité peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].                                                          La spécificité de la religion est donc de tirer d’un ordre surhumain présenté dans un récit, tout un système de rituels, interdits, cultes spécifiques et critères éthiques qui valent pour l’ensemble des croyants. C. La confusion de deux ordres et l’aspect politique de la religion.    Une remarque du philosophe et économiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain » et ordre surhumain et de dégager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont l’origine et la responsabilité humaine est clairement identifiable à l’exemple d’un défilé militaire, des ordres qui sont productions collectives où l’enchevêtrement des actions d’une multiplicité de personnes différentes nous rend incapable de savoir qui en a décidé : c’est tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanés et involontaires que les collectivités humaines produisent, il y a les langues dont l’évolution et la formation ne peuvent être rapportées à des personnes précises mais aussi la marche imprévisible de l’histoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libéraux dont Hayek fait partie, le marché. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dépassent et que nous pouvons d’une certaine manière sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. C’est le cas de ceux qui font de la croyance dans le marché, censé apporter abondance et richesse à tous, un acte de foi dont découlent certaines politiques et normes à respecter par les instances internationales, les états et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de l’histoire censé aboutir nécessairement à plus d’égalité et en déduisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont également des religions.    Présenter la religion comme « un système de normes et de valeurs humaines fondé sur la croyance en un ordre surhumain. » semble donc bien rendre compte de l’ensemble des croyances. Cela éclaire même certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontané et collectif et ordre surhumain.   III. Religion et spiritualité                                                                                            A.     La religion : un marché ou une aventure spirituelle ? Cette définition générale n’empêche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relèvent, pour Harari, d’une sorte de marché ou de contrat passé entre le croyant et l’institution à laquelle il adhère : « obéissez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut ». D’autres pratiques religieuses, selon lui, peuvent être placées du côté d’une aventure spirituelle où l’on s’interroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il écrit ainsi : « Nombre de systèmes religieux ont été défiés non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quête de vérité ». Dans les exemples qu’il fournit, il y a « la révolte protestante contre l’autorité de l’Église catholique »

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  7. 03/24/2024

    L'Instant Philo - De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?

    De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ?  Illustration : un dessin de Jérome Sirou que nous remercions chaleureusement.  « L’instant philo »                                                                             Emission du dimanche 24 mars 2024                               De quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ? Une étude publiée en 2021, par The lancet, une revue médicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 à 25 ans issus de dix pays bien différents se disent très ou extrêmement préoccupés par le changement climatique. En France, la même année le baromètre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques[i]. Ces  indications statistiques témoignent d’une vraie inquiétude chez nos contemporains face à la question écologique. Le terme «’éco-anxiété » est présenté justement comme ce qui permet de désigner cet ensemble tout à fait inédit de sentiments et d’affects liés aux inquiétudes engendrées par la prise de conscience des graves menaces qui pèsent dorénavant sur notre planète. Ce néologisme vient de l’anglais – « eco-anxiety » qui a été recensé dès 1990 dans le Washington post.[ii] L’expression « éco-anxiété » ne devient vraiment très présente dans les médias en France qu’à partir de 2019 et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a connu dès lors un vrai succès. Cette désignation soulève toutefois bien des interrogations. Se préoccuper des fortes perturbations qui affectent notre planète ne signifie pas automatiquement être éco-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiété ? D’autres affects, vecteurs de réactions comportementales plus constructives, peuvent être présents dans la conscience de la situation actuelle, à l’instar de l’indignation ou du désir de s’engager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, à une appellation qui tend finalement à réduire la question de l’urgence écologique à la psychologie, voire à un problème de santé mentale ? Parler d’éco-anxiété, ne serait-ce pas ainsi chercher à dépolitiser la question écologique en détournant l’attention des responsabilités qu’on peut établir dans la production de ces désastres ainsi que dans l’inaction qui aggrave les difficultés? Ou bien s’agit-il là d’une expression certes maladroite, qui tâche de rendre compte d’une importante épreuve existentielle qui serait le passage obligé pour devenir lucide face aux défis inédits et impressionnants de notre époque ? L’éco-anxiété ne serait-elle pas alors une étape à franchir pour pouvoir ensuite inventer des réponses politiques adaptées à la crise mondiale à laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle à contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi l’éco-anxiété est-elle le nom ? I.             Analyse critique de la notion d’éco-anxiété   A.    Trois facteurs à prendre en considération pour analyser l’éco-anxiété Le mot composé « éco-anxiété » met en avant d’abord un état affectif et subjectif – l’anxiété - qui relève de l’analyse des émotions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. C’est ainsi qu’en 2017, l'American Psychology Association a défini l’éco-anxiété comme “la peur chronique d'un désastre environnemental en cours ou futur”. L’éco-anxiété présente également un versant externe, objectif et très concret avec son préfixe « éco » - du grec oikos désignant la maison ou le foyer -  l’anxiété vient du fait que notre maison commune – la Terre – est gravement menacée par le changement climatique, les effets mortifères de la  pollution sur les écosystèmes et la disparition de nombre d’espèces animales et végétales. Au début du siècle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventé un nouveau terme « la solastalgie ». La nostalgie désigne la tristesse poignante d’avoir perdu son pays ou bien une réalité qui nous est chère, la solastalgie désigne la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaître peu à peu sans pourtant l’avoir quitté. On constate avec angoisse que, d’une certaine façon, notre « oïkos », notre foyer n’en est plus : ce n’est plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractère protecteur qu’on lui confère habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation.  D’où quand on généralise cette expérience, l’idée effrayante que notre civilisation actuelle s’effondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espèce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe évidemment les décisions et activités qui l’ont engendré et qui, malheureusement, continuent à sévir. La responsabilité humaine en cette affaire est massive et  accablante. La conjoncture actuelle très inquiétante, ses causes et les affects qu’elle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs qu’il faut garder à l’esprit pour se demander de quoi l’éco-anxiété est le nom. B.    L’anxiété n’est pas la seule réaction affective face aux défis écologiques   1)    Pourquoi l’anxiété ?  L’inventaire des émotions liées au climat. En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut être étonné que la perception des défis écologiques soit surtout associé dans les médias mainstream à l’anxiété – c’est-à-dire à un sentiment négatif qui, soulignons-le, relève très souvent d’un traitement psychothérapique. Pourtant l’éco-anxiété n’est pas reconnue officiellement comme une pathologie - et c’est heureux tant il semble tout de même sain et normal face aux catastrophes déjà en cours, de ressentir de l’effroi. Mais pourquoi parler principalement de l’anxiété ? On aurait pu mettre en avant d’autres ressentis. Un outil élaboré pour étudier et objectiver les émotions liées au réchauffement climatique : l’inventaire des émotions liées au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument d’auto-évaluation qui comprend pour les émotions à recenser les entrées suivantes : la colère, le dédain ou mépris, l’enthousiasme, l’impuissance, la culpabilité, l’isolement, l’anxiété et le chagrin. [iii] 2)    Commentaires On remarque que la palette des réactions émotionnelles au changement climatique proposée ici est riche. La notion d’éco-anxiété parait, par contraste, réductrice et appauvrissante puisque ce n’est qu’un affect parmi d’autres. Examinons rapidement les émotions listées dans cet inventaire. Dédain ou mépris sont des modalités du déni qu’un changement climatique global dû aux activités humaines peut engendrer à cause de son aspect totalement inédit et stupéfiant. L’enthousiasme quant à lui montre que l’ampleur du phénomène et de ses conséquences n’est pas toujours comprise : certains voient surtout qu’ils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bénéficier d’un climat plus chaud tout au long de l’année. Politique de l’autruche ? On peut le penser. L’inventaire montre qu’on peut aussi éprouver un sentiment d’impuissance et d’isolement : les individus peuvent être évidemment accablés par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie qu’on a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaître, un profond chagrin qui ressortit d’un deuil à faire d’un paradis perdu peut nous étreindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que l’anxiété et l’angoisse – deux termes à la même étymologie -peuvent commencer aussi à nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilités à établir et des causes à dégager dans cet état de fait très dégradé. D’où la culpabilité au sujet du consumérisme tous azimuts qui a été le fait de toute une génération à laquelle on appartient parfois. Dans ces réactions d’indignation, on trouve aussi colère face aux divers responsables du désastre et d’une coupable inaction climatique. II.           La révolte et la colère     A.    Eco-anxiété ou éco-terrorisme ? Pourquoi, en effet, la colère, la révolte ou le désir de réagir ne sont pas davantage mis en avant dans les médias ? S’agirait-il de détourner l’attention de sentiments qui poussent à l’action et à l’activité plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles à une subjectivité plus passive, plus isolée et pitoyablement souffreteuse ? Les états d’âme des écologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre d’un côté une lamentation désolée qui peut se dérouler en boucle qu’on peut être amené à placer du côté de la psychiatrie –l’éco-anxiété - et de l’autre, une colère irrationnelle que d’aucuns désignent sous l’appellation douteuse d’éco-terrorisme. Dans les deux cas, on note la présence d’un vocabulaire volontairement dénigrant que l’on trouve aussi chez ceux qui parlent d’ « écologie punitive » comme si le productivisme actuel n’était pas, lui aussi, « punitif ». Les quelques millions de morts dans le monde à cause de la pollution et les réfugiés climatiques qui finissent tragiquemen

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  8. 01/28/2024

    L'Instant Philo - Violence et Histoire

    L’instant Philo                    Violence et histoire                 Emission du dimanche 28 janvier 2024  Illustration : photo de Robert Capa Introduction   Quand on ouvre un manuel d’histoire, on est souvent frappé par l’omniprésence de la violence. Est-ce un hasard si les livres des premiers historiens grecs décrivent des guerres : guerres médiques pour Hérodote[i] et guerre du Péloponnèse chez Thucydide ? Les conflits actuels qui sont en plus lourds de la menace d’un usage d’armes de destruction massive, semblent confirmer ce constat. Conflits meurtriers, guerres civiles, coups d’état,  révolutions, révoltes, jacqueries et manifestations souvent réprimées dans le sang semblent scander toutes les époques. Comme Macbeth dans la pièce éponyme de Shakespeare nous pourrions en conclure, de façon désabusée, que l’histoire est « un récit plein de bruit et de fureur raconté par un fou n’ayant aucun sens ». [ii] Au demeurant, Robert Muchembled dans son Histoire de la violence de la fin du moyen-âge à nos jours souligne qu’en Occident, il y a 100 fois moins de meurtres qu’il y a sept siècles. Et la possibilité qu’une guerre éclate entre pays européens occidentaux – Allemagne, France, Italie, Espagne, etc. – est devenue nulle depuis plus d’une cinquantaine d’années. Cet adoucissement des mœurs ne signifie pas que les violences qui persistent soient négligeables et moins graves comme le montrent les violences au sein des familles – principalement celles faites aux femmes et aux enfants. Dans une société pacifiée, elles attirent plus l’attention. C’est une bonne chose pour qu’on puisse lutter contre elles. Ensuite, les actes terroristes trouvent dans des sociétés grandement pacifiées, une puissance de résonnance médiatique peut-être disproportionnée. Les 25 000 victimes du terrorisme dont la plupart se trouvent hors d’Europe (Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, Nigéria)  frappent fortement les esprits dans une situation de plus grande sécurité alors qu’au regard par exemple des 3,5 millions de décès liés à une surconsommation de sucre ou aux 7 millions de morts par an dus à la pollution de l’air, cela semble objectivement moins inquiétants. Ce type de comptabilité macabre auquel il est difficile d’échapper ne cherche évidemment pas à minimiser les horreurs du terrorisme. Elle montre que la violence est perçue plus par le prisme subjectif et collectif de la peur que par le caractère objectif des risques encourus.[iii] Notre rapport à la violence est donc loin d’être simple. Je n’ai pas la prétention d’en faire une analyse exhaustive et précise. Il y aurait fort à faire en ces temps où confusion managériale et politique, mondialisation néo-libérale et « hystérisation »  parfois ahurissante des débats médiatiques, brouillent souvent les pistes. Mon propos est d’arriver à prendre un peu  de recul et proposer quelques pistes : comment penser en général le rapport entre l’histoire humaine et cette violence qui finit d’ailleurs, compte tenu de la puissance de nos technologies, par affecter gravement les autres vivants et perturber toute la biosphère ?   I.             Définition de la violence entre humains La violence est d’abord pensée comme une relation entre humains. Elle désigne tout comportement dont le but est de soumettre une personne ou un groupe à sa volonté en recourant à la force. Pour André Comte-Sponville, la Violence est « L’usage immodéré de la force. Elle est parfois nécessaire – la modération n’est pas toujours possible. Jamais bonne. Toujours regrettable, pas toujours condamnable. Son contraire est la douceur – qu’on ne confondra pas avec la faiblesse qui est le contraire de la force. »[iv] Si la violence n’est jamais bonne, il faut sûrement s’efforcer de la limiter. Instruit par l’exemple et les réflexions du Mahatma Gandhi sur l’efficacité possible mais aussi sur les limites de la non-violence, tâcher de « substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace à la violence »[v] est un programme qui paraît souhaitable. Il n’est pas toujours possible de le mener à bien – notamment quand il faut se défendre. Il serait naïf de croire qu’on peut toujours pratiquer La douceur avec bénéfice. Gandhi, lui-même considérait que la non-violence ne convient pas à toutes les situations. S’il a pris cette option pour libérer l’Inde du colon britannique, c’est qu’il estimait ça pouvait marcher. Les mœurs et la religiosité des indiens, la montée en puissance des médias et la sensibilité du Royaume Uni à son image internationale, sont des paramètres que Gandhi a pragmatiquement pris en compte dans sa stratégie politique qui fut couronnée de succès. Si ces conditions n’avaient pas été réunies, il aurait utilisé l’usage de la force. D’ailleurs, l’Etat indien qu’il a institué, revendiquait classiquement le monopole de la violence légitime avec armée, forces de maintien de l’ordre et système pénal.  La non-violence mais aussi la douceur sont parfois vaines. Et la violence, qui n’est jamais une bonne chose dans l’absolu, est dans bien des cas  légitime. II.           Violence et situation. Impossible dès lors de réduire la violence à une simple relation entre humains dont l’un serait immoral car plein de mauvaises intentions dominatrices et l’autre, simple victime. Le premier inconvénient d’une perspective strictement morale sur la violence est de mal prendre en compte  la force des choses. La violence, sans l’excuser totalement, doit le plus souvent être située dans un contexte particulier.   Prenons l’exemple de La guerre qui est selon Carl Von Clausewitz[vi] : « l’usage de la force armée pour contraindre son adversaire à se soumettre à sa volonté ». Dans ce cas, les mauvaises intentions sont patentes, la responsabilité des politiques qui déclarent les hostilités clairement établie. La paix semble évidemment toujours préférable, même si elle n’est pas toujours possible. Parmi les trois calamités qui menacent l’humanité - la famine,  les épidémies et la guerre  - cette dernière a la particularité d’être toujours initiée par les humains. Toutefois, une chose le plus souvent est la cause déclenchante de la guerre qui relève d’une décision humaine, autre chose les causes – économique, géopolitiques ou autres - qui ont conduit à la déclaration de guerre. On sait qu’il y a des situations plus propices aux guerres que d’autres. Et les guerres défensives illustrent parfaitement  qu’on puisse utiliser la violence, non par mauvaise volonté mais parce qu’on est entraîné par la force des choses En droit, on considère aussi qu’il existe dans la légitime défense, des circonstances qui conduisent à acquitter quelqu’un qui, pourtant, a parfois tué. Enfin, chez les penseurs modernes de la violence, l’origine des premiers actes meurtriers sont toujours placés dans une situation qui en donne le cadre et une explication. Chez Thomas Hobbes[vii], la situation d’égalité stricte dans l’état de nature nourrit, selon lui, rivalité, orgueil, méfiance mutuelle et croyance que la solution finalement est d’éliminer l’adversaire avant qu’il ne cherche à vous éliminer. Rousseau pense lui que c’est avec le développement des sociétés boostées par l’invention de l’agriculture et de la métallurgie que les choses s’enveniment. Au début, l’espèce humaine n’est pas particulièrement belliqueuse selon Rousseau car les hommes sont d’abord assez solitaires et leur égoïsme naturel est freiné par un sentiment de pitié. Ensuite, les premières sociétés fondées par le besoin sont surtout des lieux d’épanouissement des humains. La violence entre hommes suppose pour le philosophe de Genève, une grande richesse mal répartie, une possession mal assurée et un amour-propre nourri d’une comparaison de sa situation personnelle avec celle des autres. Tout cela  s’est mis progressivement en place dans l’histoire et a abouti à une sorte de guerre de tous contre tous dans le contexte particulier du troisième stade de l’état de nature[viii]. III.          Violence et politique   1)   Responsabilité personnelle et abandon de la justice sociale. En rester à une définition de la violence définie comme un face à face entre humains sans tenir compte de la situation serait aussi une conception culpabilisante, justifiant surtout l'absence de toute prise en charge des difficultés collectives qui peuvent conduire à la pauvreté, à la famine[ix], à des problèmes de prise en charge des problèmes de santé, notamment lors d’épidémies – voire à la guerre. Dans la fiction d’un individualisme moral radical pour lequel la responsabilité personnelle expliquerait tout, nos conditions de vie viendraient de ce que nous avons fait. Si vous êtes en difficulté, il faudrait toujours se demander ce qui vous a amené dans vos choix de vie à cette situation. La violence et la misère de la situation humaine est ainsi associée à l’histoire personnelle. Tout le reste qui nous détermine et nous définit est négligé. Or nous sommes les héritiers d’une longue histoire à la fois familiale et collective, les citoyens d’un état qui a sa coloration politique et une espèce animale placée sur terre et soumise aux lois et conditions qui président à la vie sur notre planète. Nous ne sommes pas des particules élémentaires mais des êtres inscrits dans une collectivité et une histoire. Cette théorie du « one self made man » propose un constructivisme individualiste qui est un déni violent de toute détermination sociologique, historique, biologique ou physique et un refu

    17 min

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"L'instant philo" par Didier Guilliomet En une dizaine de minutes de quoi nourrir sa réflexion sur des questions traitées de façon accessible.

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